vendredi 21 août 2020

"Trencadis" - Caroline Deyns

Car Madame l'Hôtesse faisait collection d’œufs : œufs de marbre, de jaspe, de jade, œufs de Fabergé, en verre soufflé de Murano, en cinabre vermillon, en céramique Satsuma, en émail cloisonné, œufs filigrané, laqué, marbré, à résille dorée... C'était beau, c'était coloré. À mille lieux des petites laideurs mesquines de ces dames - reposant. Alors elle s'attardait, déployait des trésors d'imagination. Partir habiter les œufs, projetant son corps, cassant les angles aigus de son corps, lovant son corps dans la courbure parfaite de l'habitacle. Corps fœtal.

Le livre retrace la vie et le parcours artistique et affectif de l'artiste Niki de Saint Phalle, entre une mère dure et mesquine et un père incestueux, avec son premier mari et ses deux enfants, quittés tous pour aller faire exploser son art sous les coups de la carabine avec son futur amant Jean Tinguely. Avec que du texte et sans image, nous découvrons l'étendue du talent, de la rage, de la fougue, de la créativité, de la révolution artistique de cette femme qui paraît toujours trop belle et trop fragile pour dynamiter la vie. Utilisant son art pour sortir de la dépression, des traumatismes, des conventions, de l'ennui, pour exister, ériger, entre maisons-courants-d'air et ventre de l'Impératrice dans le Jardin des Tarots.

Peut-être que les couleurs de Niki c'est du carnaval aussi ? Un costume qu'elle enfilerait, follement gai, terriblement menteur, pour prétendre qu'elle a envie de faire la fête, chanter et rigoler très fort, même si, en vrai et pareil que maman, elle préférait aller se fourrer au fond du lit en croquant des médicaments pour dormir aussi profond qu'une morte. Il secoue la tête. La maîtresse et les autres ne savent pas. Ne peuvent pas savoir. Que les couleurs sont en réalité des tristesses noires qui se griment en Arlequin pour s'assurer qu'on ne les reconnaisse pas : un désespoir qui voudrait passer incognito.

Caroline Deyns a écrit ce livre comme un patchwork, intégrant narration biographique romancée à la troisième personne, interviews fictives de personnes qui auraient connu l'artiste (boulangère, femme de ménage, "faiseuse d'ange", etc.) et également des bribes de vies d'autres personnes, fictives toujours, pour ajouter une autre dimension encore, appuyer le propos, déplacer le contexte. Parfois des citations de Niki elle-même, tantôt des explications de son œuvre. Bref, une mosaïque, là encore, trencadis de la vie de Niki de Saint Phalle, racontée avec émotions, complicité, familiarité, en chuchotis et en fracas, l'artiste dans toute sa lumière et son ombre, fragmentée comme autant de petits éclats de miroir.

Trencadis est le mot (catalan) qu'elle retient. Une mosaïque d'éclats de céramique et de verre, lui explique-t-on. De la vieille vaisselle cassée recyclée pour faire simple. Si je comprends bien, le Trencadis est un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction. Concasser l'unique pour épanouir le composite, broyer le figé pour enfanter le mouvement, briser le quotidien pour inventer le féérique, c'est cela ? Elle rit : ça devrait être presque un art de vie, non ?

Je ne connaissais de l'artiste que ses oeuvres les plus connues, et notamment parce que j'allais souvent à cette fontaine, avec ses sculptures mouvantes, colorées, bizarres, que j'adorais, qui me fascinaient. Je l'ai découverte totalement ici, et Caroline Deyns réussit à la rendre puissamment vivante, humaine, faillible, résolue, courageuse, folle, talentueuse, amoureuse. On pourrait presque la toucher du bout des doigts, on la sent à l'intérieur de nous comme si nous étions soudain ses fameuses sculptures géantes, cathédrales carnavalesques, hymnes aux femmes (brisées).

« J'étais comme entraîné, happé, dévoré par le spectacle de cette fille folle de rage, folle tout court, qui se déchargeait de je ne sais quelle rancune de la manière la plus miraculeuse qui soit - en créant quelque chose - afin d'éviter le pire : se faire sauter le caisson. C'était tellement étrange ce truc qu'elle avait choisi de diriger, à la fois festif et dévastateur, convivial et égocentré, car nous n'étions, tous ces types et moi, j'en avais bien conscience, que de bêtes petits troufions œuvrant pour la combler oui, pour voir gigoter dans le fin fond de son iris bleu un bonheur effroyable qu'on aurait pris pour une espèce de résurrection. »

C'est splendide, horrible, sublime, agonisant, tout ça à la fois. Ça prend aux tripes, puis se pare d'une petite légèreté, ça prend aux moeurs, ça avive la curiosité, ça fait mal aux articulations et ça invite à l'imagination. Un récit fort en contrastes, entre noirceur, blancheur et couleurs. Une biographie très vivante, créative, audacieuse, dérangeante un peu, parfois, que j'ai beaucoup aimé lire, et découvrir une artiste qui me touche énormément. Une femme écrite par une femme, et ça se sent.

Niki de Saint Phalle j'existe en taille XXL - propre à écrabouiller les en-travers de sa route, les empêcheurs de sculpter en rond. De cela, ces créatures géantes nées de ses mains, soudain elle se sent la prisonnière, la gisante asphyxiée. Des tonnes et des tonnes de laine de verre et de résine et de plâtre pour charger sa poitrine jusqu'à suffocation.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4

par Mrs.Krobb

Trencadis de Caroline Deyns
Littérature française
Quidam, août 2020
22 euros

jeudi 6 août 2020

"Les Employés" - Olga Ravn

Il y a les humains, et il y a les ressemblants. Ceux qui ont été enfantés et ceux qui ont été créés. Ceux qui vont mourir et ceux qui ne mourront pas. Ceux qui vont disparaître et ceux qui ne disparaîtront pas. Il y a Jeppe, le cinquième pilote, celui qui est si agréable à regarder, et lui, je l'aime bien. C'est l'un des employés ressemblants, c'est vrai. Mais il sent comme un humain et il sourit comme un humain. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Nous sommes à bord d'un vaisseau (le six millième), très très très loin de la Terre, nous allons quelque part, c'est certain, et nous sommes probablement à un moment donné, mais quand ? En attendant, nous dérivons, entre humains et ressemblants, les employés. Des témoignages de ces personnes et moins-personnes sont recueillis pour mieux connaître leur expérience à bord du vaisseau. Avec eux, les objets. Mystérieux, indéfinis, apportant leur lot de curiosité, et d'impact sensoriel. Il se passe à la fois peu et plein. Tout est à la fois travail, sensation et souvenirs.
L'odeur de la salle a quatre cœurs. Aucun de ces cœurs n'est humain, c'est pourquoi je suis attirée vers eux. Au tréfonds de l'odeur de la salle, on distingue la terre et la mousse des chênes, la fumée et l'odeur d'un insecte emprisonné dans l'ambre. Une odeur brune. Épaisse et persistante. Elle peut imprégner la peau et le nez pendant toute une semaine. Je connais bien l'odeur de la mousse sur les chênes, parce que vous m'avez implanté cette odeur, comme vous avez implanté en moi l'idée de devoir aimer un seul homme, d'être fidèle à une seul homme qui m'aura demandée en mariage. Ici, nous sommes tous condamnés à rêver à l'amour romantique, même si personne de ma connaissance ne vit un tel amour ni ne vit une telle vie. Pourtant ce sont ces rêves que vous nous avez donnés.
Les récits s'attardent d'abord sur ces objets, incompréhensibles, qui ne ressemblent à rien de connu, pas comme les ressemblants qui ressemblent aux humains et dont les souvenirs d'humains ont été implantés, sans pouvoir faire sens néanmoins. Ce qui prendra d'ailleurs de plus en plus de place dans les témoignages des ressemblants. Qui sont-ils, pourquoi ont-ils été créés comme des humains, alors que rien des humains ne semble vraiment approprié. Et puis il y a des disparitions. Et l'étrangeté toujours croissante, à la fois des objets et des ressemblants, qui pourraient bien être la cause des disparitions.
Dans le programme, sous mon interface, il y a une autre interface qui est aussi moi et, sous celle-ci, une autre encore, et ainsi de suite selon un circuit qui se reprogramme lui-même. Je ne suis qu'une heure de nuit qui précède un soleil qui commence à poindre. Cette étoile va irradier mes canaux, d'où le programme jaillira comme une lumière.
Il faut se laisser porter, car narrativement, il ne se passe rien, tout est récit de chacun. Une trame se dessine petit à petit, mais l'important c'est ce qui est ressenti. Les mémoires, les odeurs, les rêves, les programmes, la nostalgie, le toucher, les craintes, l'avenir, le goût. Le vaisseau dérive toujours plus loin de la Terre, du connu, et il faut se laisser porter, quoi faire d'autre ? Les ressemblants sont à la fois trop humains et pas assez. Seront-ils la relève, dans un ailleurs, dans un après ? Il faut lire ce livre comme une expérience, une performance, ne pas trop chercher, se laisser porter. Devenir mousse, herbe, là où elle n'aura jamais dû pousser, devenir objet, impalpable, devenir abstraction, programme. Attendre la fin. Se télécharger dans l'infini. Un récit qui questionne sur la singularité, la frontière entre l'humain et l'artificiel.
Je vis, tout comme le chiffre, comme les étoiles, comme vit une peau tannée découpée sur le ventre d'un animal, comme une corde en nylon, comme chaque objet uni aux autres. Je suis comme l'un de ces objets. Je suis votre création, vous m'avez octroyé la parole, et maintenant je vois vos erreurs et vos lacunes. Je vois l'insuffisance de vos plans.
Bonus : extraits 1, 2, 3
par Mrs.Krobb

Les Employés de Olga Ravn
Littérature danoise (traduction par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen)
La Peuplade, février 2020
18 euros

mardi 14 juillet 2020

"Nos corps érodés" - Valérie Cibot

Ceux qui vivent sur l'île ont vu le sable leur passer entre les doigts et ils ne l'ont pas retenu. Pendant des millénaires le ciel avait été blanc, les grains tenaient à la dune, du bleu en larges aplats se déposait au-dessus des rangées de pins et des falaises calcaires. Personne ne se méfiait. Ensuite les blockhaus ont été construits et tout a été modifié. Depuis soixante-quinze ans qu'ils ont pris place dans le paysage, le monde autour d'eux s'effrite, grain à grain, et ceux qui vivent sur ce bout de terre regardent ailleurs. Plus tard, un ciel mauve va recouvrir l'île. Un ciel d'aube et de crépuscule, de pétales de rose et de bruyère, un ciel de nacre et de taffetas pourpre. Un ciel qui ne ressemble à rien. Qui n'annonce rien. La seule certitude, c'est qu'il vient après l'érosion, quand il ne reste plus que des miettes de croûte terrestre, que tout a été rongé.
Mona, géologue passionnée, retourne sur l'île de son enfance pour prévenir les habitants de l'urgence de s'organiser pour éviter les catastrophes dues à l'exploitation de l'île, son érosion progressive. Mais ces gens sont là depuis longtemps, c'est leur île, il ne faut pas leur dire quoi faire, il ne faut pas parler de changement, il ne faut pas brusquer, et encore moins laisser une femme presque étrangère les mener en bateau. La violence qui suit, comme une vendetta personnelle, l'ignorance et l'insouciance, tout vient frapper comme une vague de tempête sur les rochers, jusqu'à casser le corps, l'esprit, jusqu'à une sorte d'ivresse collective, jusqu'à ce que le monde les engloutisse.
C'est son corps sans se hâter, une transe trop tranquille, mille brisures enchâssées dans un voile de particules. Le sable se soulève. Que fait son corps ? Autour du sable, sans musique, pas même celle des vagues, elle bouge. Multitude de nos solitudes : celle du corps. Celle du vent. Celle du sable. Elle creuse. Autour du blockhaus. Un espace fait de rehauts, d'esquives, de figures contraires. Au-delà de l'air. Loin du vide. Le vide se remplit de cette part de son corps, décomposée et recomposée, proche du rêve, de la chute.
Tout un vocabulaire de la Terre, du roc, du sable et de la mer, des microcosmes écologiques, du mouvement de la vie, de l'inexorable, du geste, de l'humain, salement humain. Le récit commence comme un pamphlet alarmiste, comme une présentation d'une île qui a connu la guerre et qui connaîtra la destruction. Puis un coup dans la nuque, un éclat d'une violence extrême, et le corps et l'âme qui s'engourdissent, et tout devient métaphore, danse, chant, cri, pensée, vent, vague, vague à l'âme, instabilité, flou.
Sous le cartilage, là où les articulations de la main et de l'avant-bras se rencontrent, une raideur. Les os changés en roche. La jointure du poignet, son nom sérieux c'est le carpe. J'imagine les ondulations des nageoires, les branchies qui s'ouvrent et se ferment sur les côtés, les gestes aquatiques. L'écume se brise en flocons et me recouvre tout entière. Envie de sombrer comme un brise-lames, la tête la première.
Valérie Cibot écrit comme un ermite, bulot accroché à son rocher, qui lèche le sel sur la pierre et se satisfait du roulis de l'eau, qui s'enfoncerait dans la vase plutôt qu'avoir à faire aux humains, aux hommes surtout. L'humanité dans son livre est sombre, vieillissante, grinçante, redoutable, tranchante, irascible, dégueulasse, conservatrice, immuable - on voudrait s'en débarrasser pour laisser l'île respirer : ce n'est pas la Terre qui doit disparaître mais ceux qui la détruisent, qui détruisent le sol à même leurs pieds, scient la branche sur laquelle ils bâtissent leur vie.
Les terrains disponibles ne manquaient pas, mais faire venir les matériaux coûtait cher, très cher. Prendre le sable de l'île coulait de source. Les élus ont autorisé la construction de carrière le long du bras de mer pour extraire les granulats, les lourdes tractopelles ont raclé jusqu'au dernier grain tandis que la dune se déplaçait au gré des barrages, sans cesse repoussée, malmenée, jusqu'à ce que le sable vienne à manquer. Les plages du côté ouest de l'île, les plus exposées au marnage, se sont trouées. Le sol s'est affaissé. La dune a reculé avant de pencher vers l'avant. Des cuvettes se sont creusées dans la vase à marée basse sans que jamais ensuite l'eau ne revienne les combler.
Le livre est tantôt d'une dureté âpre, cassante comme deux silex qui s'entrechoquent, tantôt d'une poésie douce, contemplative, mélodique et rêveuse. Les mains des hommes qui brisent, les pétales de fleurs qui enflamment le ciel. Moitié politique moitié plus rien à foutre. Une ode qui fait mal, qui ouvre le ventre comme un poisson à qui l'on enlève les arrêtes, une chanson amère au beurre salé, qui vous rappelle à l'ordre, vous remet à votre place, une transe hallucinatoire, qui vous confond avec le paysage.
Devenir lichen, algue, cormoran, krill, vent, sable, sel, océan, dune, coquillage, blockhaus. Se laisser diluer. Ne plus s'appartenir.

par Mrs.Krobb

Nos corps érodés de Valérie Cibot
Littérature française
Inculte, mars 2020
14,90€

mercredi 24 juin 2020

"Rosewater : Rédemption" - Tade Thompson

* * * Attention, il s'agit du dernier tome d'une trilogie : vous pouvez aller voir le 1er tome et le 2ème tome d'abord * * *
En 2068, comme les guérisons se produisent maintenant en permanence à Rosewater, et pas seulement une fois par an, il est presque impossible de tuer quelqu'un dans les limites de la ville. Les quatre membres de mon équipe tirent sur cet homme depuis quinze minutes, rechargent, lui logent des balles dans le cerveau afin que sa personnalité soit complètement détruite lors de sa régénération et que les extraterrestres ne puissent pas utiliser son corps.
Pour clôturer le cycle Rosewater, nous retrouvons un personnage un peu perdu de vue dans le deuxième tome : Oyin Da, aka Bicycle Girl. Elle est une des voix principale de ce dernier tome, et on va en apprendre beaucoup sur elle et le Lijad. Parallèlement, Koriko, la nouvelle représentante d'Armoise, l'entité extra-terrestre qui se terre à Rosewater, a complètement repris en main son environnement : exit le dôme, les guérisons sont maintenant instantanées, et un pacte avec le maire lui permet de sélectionner des morts pour y transférer les Originiens. Et, globalement, c'est : toujours la merde (entre clans, avec le Nigeria, avec les extraterrestres, du côté des fanatiques des extraterrestres et de leurs détracteurs...)
« Monsieur, je pense que nous devons ajouter une clause à notre accord avec les Originiens.
- Quel genre de clause ?
- Un transfert définitif. S'ils peuvent revenir dans un nouveau corps après leur mort, les synners n'en tireront aucune leçon. La mort doit être la mort, sinon Rosewater, le Nigeria et le monde entier ne seront pour eux qu'un jeu vidéo dans lequel ils pourront réapparaître à l'infini tandis que les humains ne seront plus que des personnages secondaires. »
Un des points les plus forts de ce tome, comme ça avait commencé à être le cas dans le précédent, est la question de l'humanité, de la dignité, des personnes gravement handicapées (voire des cadavres...). Il est beaucoup question des réanimés et de l'évolution de leur état physique/psychologique dans le temps, de procès pour interdire aux Originiens de s'accaparer des corps de personnes encore vivantes, pour finir par tenter d'arrêter les Originiens d'éradiquer l'humanité pour s'installer sur Terre.
Le premier effort du gouvernement nigérian pour ficher tous les citoyens grâce à des implants d'identification entraîna un véritable désastre : les membres du groupe pilote furent empoisonnés par des puces toxiques, contenant des métaux lourds, qui les rendirent fous avant de les tuer. Pas tous, bien sûr, mais environ soixante-dix pour cent (...). Maintenant, le [programme d'identification] est bien rodé ; dès sa naissance, chaque citoyen reçoit un implant. À l'âge de dix ans et de dix-neuf ans, la puce est repositionnée.
La question de l'humanité s'étend un peu plus loin que ça, avec la traçage des gens, les guerres très sanglantes, les robots-presque-humains, mais surtout... avec le nouveau discours du maire, qui s'inscrit assez peu dans la trilogie mais qui fait toujours plaisir : « Son intention est de soutenir les droits de chacun, quels que soient son sexe ou ses préférences sexuelles, déclarées ou non. En particulier, nous allons abolir l'interdiction du mariage et de l'adoption pour les couples du même sexe, ainsi que les lois réprimant l'homosexualité, le travestisme, le traitement de la fertilité et d'autres comportements ou situations que je ne vais pas détailler maintenant. Un fichier d'information concernant la nouvelle législation sera transmis sur vos implants d'ici une minute. Permettez-moi de dire que l'homophobie n'est pas une conception africaine. Dans notre panthéon, le sexe des dieux est ambigu et cela n'a jamais posé de problème. Retrouvons notre tradition de tolérance. » Et je rajoute encore, sous ce thème, la question de l'esprit des personnes coincé dans la xénosphère, si celle-ci devait être détruite, ainsi que la création d'un cerveau artificiel (pourrait-il développer une conscience ?).
« Elle n'a jamais été humaine comme toi et moi. C'est une idée incarnée, qui sait bien mieux que nous comment survivre dans cet univers. Ce dernier n'est pas réel, mais nos esprits en font un fac-similé du monde vivant que nous avons connu sur la Terre et nous suivons les mêmes règles que celles que nous connaissions, bien qu'elles ne soient pas nécessaires. Nous le savons, d'un point de vue intellectuel, mais nos esprits continuent de réprimer ce qui ne correspond pas à notre conception ontologique. »
J'aimerais en dire plus sans trop spoiler, mais ça devient compliqué. Il y a encore quelques retours dans le temps (et l'espace), avec l'arrivée d'Armoise, et même avant ça : les Originiens, et puis la naissance du Lijad, et même un tout petit aperçu du futur de Rosewater. Personnellement, je trouve que la trilogie va au-delà de la simple rencontre humains-extraterrestres, outre les enjeux politiques déjà présents, on retrouve clairement une forme de domination déjà présente à l'intérieur de l'humanité (et Tade Thompson y fait souvent référence au long des trois livres). Il s'agit d'extraterrestres comme il aurait pu s'agir de colons blancs, qui utilisent les indigènes, les rabaissent, les exploitent, les contrôlent. Parlant de contrôle, la question du flicage par les nouvelles technologies, et même la dépendance à celles-ci, est un autre des points centraux du livre. J'ai beaucoup apprécié la notion de xénosphère, qui apporte une réelle dimension en plus à l'histoire. De même que j'ai aimé voir autant de personnages féminins principaux, qui s'affirment de plus en plus, et encore plus dans ce troisième tome.
« Chaque esprit originien est encodé sur un serveur. Les systèmes qui maintiennent l'intégrité des données reçoivent un signal, puis associent cet esprit à quelques milliards de xénocytes. Lorsque c'est fait, le transfert s'effectue dans ce que vous appelez la xénosphère. Les xénocytes prioritaires de la sphère se trouvent dans l'espace central. L'intermédiaire escorte l'individu réincarné de cet espace psychique jusque dans le corps physique. Et ce dernier se réveille. Ici même. »
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

par Mrs.Krobb

Rosewater, t.3 : Rédemption de Tade Thompson
Littérature anglaise (traduction par Henry-Luc Planchat)
Nouveau Millénaires, mars 2020
21 euros

vendredi 19 juin 2020

"Terre errante" - Liu Cixin

Je n'avais jamais vu la nuit. Je n'avais jamais vu les étoiles. Je n'avais jamais vu le printemps, ni l'automne, ni l'hiver. Je suis né à la fin de l'Ère du freinage. La Terre venait tout juste d'arrêter de tourner. Quarante-deux années avaient été nécessaires pour interrompre la rotation de la planète, soit trois de plus que dans le plan initial dressé par le gouvernement de la Coalition. Ma mère m'a raconté comment elle avait contemplé en famille le dernier crépuscule. Le soleil était descendu, lentement, comme s'il avait décidé de faire halte sur la ligne de l'horizon. Trois jours et trois nuits s'étaient écoulés avant qu'il disparaisse enfin. Bien entendu, à compter de cet instant, il n'y a plus eu ni "jour" ni "nuit".
Trois siècles après la découverte par des astrophysiciens de l'accélération soudaine de la conversion de l'hydrogène en hélium à l'intérieur du Soleil, après l'envoi de sondes et l'émergence d'une prédiction concernant la "mort" du Soleil et son impact sur la Terre, alors que l'explosion est imminente d'une vingtaine d'années, nous voici donc sur une planète bien changée. Le voyage stellaire n'étant pas envisageable faute de planète habitable, il a été décidé de... sortir la Terre de son orbite et du système solaire, et de s'en servir comme vaisseau grâce à des propulseurs titanesques. L'Ère du freinage étant bientôt terminée, l'Ère de la fuite peut commencer, avant de passer à l'Ère... d'Errance.
Mais il y avait plus terrifiant encore : la chaleur produite par les engins. La température extérieure pouvait atteindre soixante-dix ou quatre-vingts degrés Celsius, si bien qu'il était indispensable d'enfiler une combinaison réfrigérante avant de mettre le pied dehors. La chaleur engendrait en outre de fréquentes tempêtes et le spectacle des faisceaux de plasma perforant les nuages noirs offrait une vision cauchemardesque. Ces colonnes de lumière se dispersaient pour former des halos frénétiques et multicolores. Un magma incandescent semblait alors maculer le ciel tout entier.
Nous l'avions déjà vu dans sa précédente trilogie, Liu Cixin ne fait pas les choses à moitié, et va au bout des idées les plus grandioses, au bout des grands bouleversements. La fin du monde, ok, le voyage stellaire, ok, les catastrophes, les morts inévitables, ok. Mais allons-y franchement. Il explore des terreurs fondamentales d'une façon qui me chamboule à chaque fois, plonge dans les angoisses métaphysiques et expose tout ça d'une façon pondérée et calme, en alternant avec des moments de douceur, de nostalgie, de contemplation et de moments en famille. Du Big Bang brodé sur un napperon en dentelle. Les passages sur les visions du Soleil et de Jupiter sont incroyables.
Mais les secousses qui ont suivi ont été encore plus terrifiantes. C'était comme si la main d'un colosse venu de l'espace martelait la Terre... Sous terre, nous n'avions qu'une impression vague de ces coups répétés. Cependant, nous pouvions sentir ces tremblements jusqu'au tréfonds de nos âmes. Sans relâche, les météores continuaient de pilonner la surface. Ces violents bombardements se sont poursuivis par intermittence pendant une semaine. (...) Le ciel était entièrement gris. l'atmosphère était saturée de la poussière soulevée par la chute des météores sur le sol. (...) Il a fallu attendre trois ans pour que la poussière retombe enfin. L'humanité a franchi le périhélie pour la dernière fois avant de faire route vers son dernier aphélie. Lors du passage au périhélie, les habitants de l'hémisphère Est ont eu la chance unique de pouvoir assister au lever et au coucher de soleil les plus rapides de l'histoire. Le soleil a bondi hors de la mer et traversé le ciel en trombe. Toutes les ombres ont alors tourné telles les trotteuses d'un nombre infini d'horloges. Ce jour a été le plus court que la Terre ait connu. Il aura duré moins d'une heure.
Bien sûr, on retrouve dans ce récit, tout comme dans sa trilogie plus tard, une dimension écologique et politique, entre la Terre déjà transformée énormément avant même l'installation des propulseurs qui achèvent de la détruire de l'intérieur, et les deux groupes en conflit qui se battent pour l'avenir de la planète et de l'humanité. Pour ce qui est de la réflexion sur les religions, je suis moins d'accord, mais soit, c'est un point de vue. Et évidemment, tout le côté "quel avenir, quelle Terre allons-nous laisser à nos enfants" prend une tournure hautement plus différente et périlleuse.
En raison de la terrible rudesse de l'environnement, la loi stipulait qu'un seul couple de jeunes mariés sur trois pouvait obtenir le droit de procréer. Et ce couple était désigné au hasard. Kayoko a hésité un long moment devant les dizaines de milliers de points de l'hologramme, avant d'en sélectionner finalement un au milieu. En voyant celui-ci devenir vert, elle a trépigné de joie. Au fond de moi, je n'étais pas sûr de savoir quoi penser.
Terre errante est un livre vraiment très court, 80 pages, presque une ébauche en regard de la très dense trilogie composée de : Le problème à trois corps, La forêt sombre et La mort immortelle, qui a été écrite des années plus tard. Pourtant on y sent déjà l'intensité de son oeuvre, le tragique, l'inéluctable, le cauchemardesque, l'infiniment grand et l'infiniment loin, le tout condensé drastiquement mais ne manquant absolument de rien, avec en bonus un twist de fin absolument ahurissant. En revanche, j'ai essayé de voir le film (Wandering Earth, sur Netflix) et n'ait pas réussi à tenir jusqu'à la moitié, tant je trouve que même si l'idée originale a été gardée, le film passe totalement à côté de l'histoire et de la narration de Liu Cixin.
Il m'était difficile d'exprimer verbalement la sensation de peur et d'écrasement ressentie devant le dévoilement progressif de ce monstre cosmique.
par Mrs.Krobb 

Terre errante de Liu Cixin
Littérature chinoise (traduction par Gwennaël Gaffric secondé par Laurent Pagani)
Actes Sud, janvier 2020
9 euros