lundi 7 août 2017

"Daphné disparue" - José Carlos Somoza

"Le problème consiste à savoir quoi écrire", réfléchis-je.
Car si la littérature était impossible à reconnaître, alors tout le reste était sans importance. Si écrire manquait de normes, de définitions et de catégories, à la différence de l'art, la science, les cartes, les états d'esprit, les religions, les au-delà, les athéismes ou les dieux ; si c'était plus ineffable que l'amour, le temps, la mort ou Dieu - car tout ce que nous savons de ces autre choses est ce que d'autres en ont écrit -, alors quelle importance cela avait-il de lire. 
 
Juan Cabo vient de subir un terrible accident de voiture, le soir de son anniversaire. Du reste de sa vie, il ne garde aucun souvenir personnel - même s'il se rappelle des poèmes d'Ovide. Voici les faits : il est un écrivain de renom, habitué d'un certain restaurant chic servant de repère et d'inspiration à une poignée d'auteurs en herbe, et le soir fatal il a croisé le chemin d'une inconnue, dont il serait tombé amoureux. Enfin, c'est ce que lui disent ses derniers écrits, mystérieux, incomplets. Fiction ou réalité ? Comment retrouver cette femme ? La quête commence. Et chaque personne qu'il va croiser en chemin sera plus bizarre que la précédente, rappelant bien l'ambiance énigmatique et confuse du Pays des Merveilles d'Alice la perdue. Et plus Juan Cabo fouille du côté de cette jeune femme au dos nu et au chignon parfait, plus le mystère s'épaissit : disparitions, textes modifiés, secrets, menaces... Un hommage à la Littérature, dans ce qu'elle a de plus délicat, de plus inventif, mais aussi de plus hystérique.
L'ordinateur était toujours allumé et je m'étais endormi le nez sur le clavier. Sur l'écran se trouvait le résultat absurde de mes mouvements de tête (je l'archivai comme une curiosité).
(...)
Le scénario de mon inconscient ? Une simple folie de mes pommettes et de la gravité ? Comment le définir ? Quoi que ce fût, je me dis que c'était un texte aussi valable que n'importe quel autre. Il était "sorti" directement de ma tête, sans l'aide de l'inspiration ou de l'expérience, sans la supercherie de la grammaire, sans même le concours utile mais équivoque des mains. C'était le paragraphe le plus sincère, le plus intensément personnel que pouvait produire un écrivain, pensai-je. Un psychanalyste aurait eu un orgasme en le lisant. Et qui sait si un Joyce n'en aurait pas eu un autre en le plagiant.
José Carlos Somoza est un auteur que j'affectionne particulièrement, car je sais que chaque livre sera un petit bijou ciselé finement, faisant jaillir des ténèbres la plus pure des lumières, celle que l'on nomme beauté, innocence, poésie, muse, idée... Son écriture est limpide, et il a une façon toute singulière de ma happer au passage à chaque fois, ne me laissant de répit que pour m'hydrater de temps en temps - pas spécialement à cause d'un suspense insoutenable, mais de façon hypnotique, dramatique, et pourtant fine et pleine d'humour. Chaque sujet qu'il aborde part d'un grand thème - l'Art, la Littérature, le Théâtre, les Muses, les Idées, les Théories scientifiques - et de là se tissent une myriade de réflexions philosophiques, humaines, émotionnelles... Et puis, surtout, il y a les femmes, encore et toujours, la Féminité dans sa splendeur, libre, insolente, radieuse, forte, intense et indépendante. On pourrait dire qu'en quelque sorte, il serait à la fois le Père spirituel de Jostein Gaarder et un des chevaliers de la culture, amoureux de toutes les femmes inconnues. On pourrait, si ça ne faisait pas trop pompeux.
Lumières, vitres, pénombre, tranquillité, souvenirs comme des fantômes ou comme des photos avec un flash : l'univers de l'insomnie est complexe et littéraire. Je parierais, lecteur, que tu m'abordes dans le calme tendu de ta chambre pendant une nuit sans sommeil, peut-être pour le trouver, peut-être pour le reporter. L'oisiveté actuelle est nocturne ; maintenant, les muses sont des chouettes. Cinémas, expositions, drames, ballets, livres, sexe, fantaisie... Quelles autres heures, sinon lunaires, cette société diurne nous réserve-t-elle pour tout pratiquer ? Culture, plaisirs et bâillements sont enfin devenus inséparables. 
En tout cas, de tous les livres que j'ai lus de lui, aucun ne m'a jamais déçue, et chacun a été frapper fort pile là où il le fallait. Celui-ci ne déroge pas à la règle, et il m'a surprise de bien des façons, tout en tendant des perches assez grosses pour qu'on se sente soi-même fin détective. Le début est plutôt léger, presque comique, et le livre devient légèrement angoissant pour terminer par un énorme retournement de situation. Un beau et légèrement terrible moment à passer.
Là, au sombre balcon de ses longs sourcils, je vis se pencher la peur. 

par Mrs.Krobb

Daphné disparue de José Carlos Somoza
Littérature espagnole (traduction par Marianne Millon)
Babel, juin 2017
7,80 euros

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