lundi 2 octobre 2017

"Mémoires acides" - Timothy Leary

Turn on, tune in, drop out !

Je connaissais Timothy Leary dans les grandes lignes, et je le voyais déjà comme un genre de tonton blagueur, cosmique et bienveillant qui souhaitait éveiller les consciences de son époque de la même façon - ou d'une façon différente, mais dans le même but - que d'autres tels que Huxley, Ginsberg, Hoffmann, Shulgin et bien d'autres. En ouvrant ce livre, je savais plus ou moins à quoi m'attendre, mais ce que je ne savais pas, c'est qu'il me resterait collé dans les mains durant toute la durée de ma lecture, me faisant tour à tour sourire puis grincer des dents. Quoiqu'il en soit, si j'ai été transportée, ce n'est rien à côté de l'aventure incroyable et parsemée d'embuches qu'aura connu celui qui inventa ce célèbre slogan.
Pas question de se ruer à l'intérieur de cet Œuf Élégant, Distingué et Expérimenté avec une hâte de macho. En retrait, j'examinai timidement ses nombreuses ouvertures sensorielles en cherchant à déchiffrer les signaux qu'elle émettait, en essayant de déterminer ce que femme veut. Ma carrière en dépendait. Je me livrai naturellement à quelques tours pour attirer son attention. Ceux-ci durent être efficaces, car une douce attraction magnétique me fit tendrement remonter en flottant le Grand Canal Ovarien puis le Boulevard des Gènes Brisés tandis que je me sentais jaugé, choyé et (d'une certaine manière empreinte d'hilarité) cherché et guidé. On m'introduisit dans cette douce et onctueuse demeure, mon corps mince et reptilien se tordant de plaisir. Plus j'étais attiré vers cette sphère solaire, plus je me dissolvais au sein de tourbillons d'intelligence tiède...
Né en 1920, fruit d'une famille extrêmement prude et religieuse et d'une autre famille irlandaise et fanfaronne, Timothy Leary reçut de son grand père ce conseil : « Ne fais jamais comme tout le monde, mon garçon. Tu comprends ? Fais-en toujours à ta tête. Sois le seul de ton espèce. » Et, de fait, c'est ce qu'il fit, malgré son air de boyscout et ses bonnes manières, malgré sa rigueur toute scientifique.
Pendant dix ans, mon équipe de recherche avait tenu le compte des succès obtenus en psychothérapie. Nous découvrîmes que, quelle que fût la méthode de traitement pratiquée, elle aboutissait aux mêmes décourageants résultats. Un tiers des patients voyait son état s'améliorer, un tiers ne subissait aucun changement, et la situation empirait pour le dernier tiers. Des groupes témoins qui n'étaient soumis à aucun traitement mirent en évidence des résultats identiques.
Malgré tous ses efforts, la psychologie s'était révélée incapable de développer une méthode pour modifier le comportement humain de façon significative et prévisible. J'avais découvert que je pratiquais un métier apparemment inopérant.
Pendant l'été 1960, juste après avoir obtenu son poste de conférencier en psychologie à Harvard, il fit sa première expérience des drogues psychédéliques avec des champignons. Ce sera pour lui une révélation extrêmement importante, car ce sera cette expérience qui le conduira juste après, à la rentrée, à monter un projet de recherche sur les drogues pour montrer comment elles peuvent influer et reprogrammer l'esprit mieux que la psychologie seule, telle qu'elle était pratiquée à ce moment. Ce projet de longue durée durera jusqu'en 1963 où, sous la pression et les plaintes de plusieurs autorités professorales réfractaires à l'usage de drogues (jusqu'alors légales et utilisées de façon bien plus traumatisantes - cf les expériences de la CIA en période de guerre), même sous contrôle médical et psychologique, Timothy Leary et Richard Alpert, l'autre directeur du projet, se virent obligés de démissionner.

Ce projet, cependant, a largement porté ses fruits. D'abord testée sur des étudiants volontaires sous contrôle rigoureux avec un dosage minime, la psilocybine de synthèse donna des résultats conséquents quant à l'amélioration générale de l'état d'esprit de ces derniers, mais aussi quant à une ouverture d'esprit globalisée, et une fraternisation plus poussée. Elle fut également testée en milieu carcéral et donna d'excellents résultats (le taux de récidive, normalement de 70%, est passé pour le groupe test à -90%). Testée aussi pendant un vendredi de Pâques dans une église, elle permit au groupe test d'accéder à une extase divine, de rencontrer Dieu et d'améliorer la foi.
Se brancher signifiait rentrer en soi pour activité son bagage nerveux et génétique. Devenir sensible aux divers et multiples niveaux de conscience ainsi qu'aux embrayeurs spécifiques qui permettaient d'y accéder. Les drogues étaient l'un des moyens d'y parvenir.
S'accorder signifiait interagir harmonieusement avec le monde autour de soi - extérioriser, matérialiser, exprimer ses nouvelles perspectives intérieures.
Laisser tomber renvoyait à l'abandon actif, sélectif et élégant des engagements involontaires ou inconscients. Laisser tomber signifiait avoir confiance en soi, découvrir sa propre singularité et s'engager dans la voie de la mobilité, du choix et du changement.
Leary s'engagea donc à poursuivre sur cette voie, avec l'intuition que les drogues psychédéliques renferment un potentiel énorme pour améliorer la vie des gens, bien plus que d'autres substances bien moins stigmatisées, comme l'alcool. D'ailleurs, il le dira dans le livre, l'alcool est ce qui a détruit beaucoup de ses relations et de son parcours scolaire et professionnel, bien plus que le reste. Néanmoins, il mit toujours un point d'honneur à encourager la recherche, l'encadrement, le contrôle médical et à trouver toujours le bon environnement et le bon dosage afin d'éviter les dérives. Au bout du compte, la révolution psychédélique se vit étouffer dans l'oeuf et il fallut bien donner l'exemple pour couper court : Leary fut arrêté en 1970 après sa tentative de candidature pour le poste de gouverneur. S'en suivit une ridicule mais dramatique guerre gouvernementale contre l'homme qui fut la figure du mouvement psychédélique.

Un récit profondément sincère, honnête, authentique, touchant, qui retrace l'histoire du mouvement hippie / Yippie / psychédélique et Beat de l'Amérique des années 60-70, de même que la répression qui eut lieu. Une tentative de paix et de changement dans un monde en guerre, qui fit quand même grand bruit. Et en suivant Leary dans son parcours, il est difficile de ne pas se prendre d'amitié pour cet homme profondément sincère, désireux d'approfondir la psychologie et le bonheur humain, désireux de changer les choses pour aller vers un mieux, gentil et sociable, qui n'a jamais pris la grosse tête et qui ressemble plus à un adolescent presque naïf et innocent qu'à un dangereux criminel et un baron de la drogue. On retrouve également beaucoup de personnes connues de cette époque, en plus de celles citées plus haut, comme Burroughs, Kerouac, Ferguson, Hendrix, Lennon, Rubin... Mais aussi toute la famille de Leary, qui avant d'être le Père Spirituel d'une génération, fut lui-même père de deux enfants, et l'époux de nombreuses femmes.

Des mémoires à la fois acidulées, et acides / amères, mais surtout un livre indispensable pour saisir l'essence de cette époque haute en couleur, juste avant une autre révolution, la révolution de l'information. Un livre qui rend compte de l'oppression d'un système qui refuse de changer, qui utilise les mêmes outils que ceux qu'il fustige à des fins beaucoup plus violentes, un pamphlet contre le système judiciaire qui sait faire preuve de ridicule quant à certains sujets.
- Ils t'aiment toujours, au début. Et puis tu fais volontairement quelque chose d'extravagant. Promets-moi d'être raisonnable, Timothy.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4 et les stades de l'évolution humaine selon T.Leary

par Mrs.Krobb

Mémoires acides de Timothy Leary
Autobiographie américaine
Robert Laffont, novembre 1984
34,55 euros

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