lundi 11 décembre 2017

"L'invasion divine" - Philip K. Dick

Pour l'instant une version pour cordes des thèmes de Un violon sur le toit assaillait les morts aux Cryo-Labos. C'était particulièrement déplaisant pour Herb Asher, car il était dans la phase de son cycle où il avait l'impression d'être toujours en vie. Dans son cerveau congelé se déployait un monde limité de nature archaïque ; Herb Asher s'imaginait qu'il était encore sur la petite planète du système CY30-CY30B où il avait occupé son dôme dans ces années décisives... décisives en ce sens qu'il avait rencontré Rybys Romney, était rentré sur Terre avec elle, après l'avoir officiellement épousée, pour se retrouver ensuite interrogé par les autorités terriennes et, comme si ce n'était pas assez, tué sommairement dans une collision aérienne qui ne lui était nullement imputable. 
Voilà comment tout a commencé. Herb et Rybys, deux colons de planètes invivables, reclus dans des dômes à passer le temps, se retrouvent inéxorablement liés dans une aventure abracadabrantes, aux côtés d'Elias Tate - une nouvelle version d'Elie le prophète -, dans laquelle il est question d'un Dieu qui s'incarne dans l'enfant à naître d'une vierge obligée de se marier avec son voisin de dôme pour retourner sur Terre afin que Yah l'emporte sur Bélial - le bien contre le mal.
- Vous êtes quelqu'un de très atteint. Vous vous croyez en état de suspension cryonique et vous avez des souvenirs d'un autre univers. Je me demande ce qui se serait passé si je ne vous avais pas mis le grappin dessus.
- J'aurais connu de bons moments sur la Côte Ouest. Plus agréables que ceux que je connais maintenant.
- Et Dieu vous a dit autre chose ?
- Oui.
- Dieu vous parle souvent ?
- Non, rarement. Je suis son père légal.
Le flic le dévisagea. « Quoi ?
- Je suis le père légal de Dieu. Pas son vrai père, simplement son père légal, je vous répète. C'est parce que ma femme est sa mère. »
Le flic continua de le regarder fixement. Le pistolet laser qu'il tenait à la main vacilla légèrement.
« Vous comprenez, Dieu m'a obligé à me marier avec sa mère pour que...
- Tendez-moi vos deux mains. »
L'Enfant, Emmanuel, est placé sous la tutelle d'Elias alors que ses parents sont techniquement morts, et retrouve petit à petit ses souvenirs et son identité divine grâce à une fillette de son école, Zina, elle-même figure énigmatique et divine. S'en suivent donc des réflexions sur la nature de l'Univers, la nature du Bien et du Mal, la nature du Dieu et du Diable, des glissements de réalité - tiens donc - et une lutte imminente pour reprendre le contrôle du Monde.
Ils ne savent pas qui ils servent. C'est la base de leur infortune : servir la chose qu'il ne faut pas. Ils sont empoisonnés comme par du métal, pensa-t-il. Du métal qui les enferme et du métal dans leur sang ; c'est un monde de métal. Une machine dont tournent les rouages pour distribuer la souffrance et la mort. Ils sont si accoutumés à la mort, comme si elle était naturelle. Combien de temps s'est-il passé depuis l'époque où ils connaissaient le Jardin ? Le lieu des animaux au repos et des fleurs. Quant pourrai-je retrouver pour eux cet endroit ?
Il y a deux réalités, se dit-il. La Noire Prison de Fer, qui est appelée la Caverne aux Trésors, où nous vivons maintenant, et le Jardin des Palmiers avec ses espaces immenses, sa lumière, où ils habitent originellement. Aujourd'hui ils sont littéralement aveugles. Incapables de voir au-delà d'une courte distance ; les objets éloignés leur sont invisibles. Une fois de temps à autre l'un deux devine qu'ils ont possédé autrefois des facultés disparues ; il discerne la vérité, à savoir qu'ils ne sont plus ce qu'ils étaient et ne sont plus où ils étaient. Mais à nouveau ils oublient, exactement comme moi j'ai oublié.
Là où le préquel et le premier tome de la Trilogie Divine étaient des romans quasi autobiographiques servant à asseoir la réflexion et la réalité dans laquelle a été plongé Philip K. Dick suite à son expérience mystique de 1974, ce deuxième tome est résolument détaché de l'auteur pour entrer dans un univers fictif et futuriste, celui de la colonisation de l'espace, de la cryogénisation (clin d'oeil à Ubik), des glissements dans le temps et l'espace. Bien que l'on remarquera à mi-chemin qu'il recommence à mettre son héros dans sa propre peau, celle du vendeur de disques cette fois-ci, comme pour continuer sa quête personnelle de réponses. Bien sûr, le tronc commun reste la question de Dieu, de SIVA (Système Intelligent Vivant et Agissant), des réalités parallèles. L'Empire va-t-il prendre fin ici ?
- Il me semble parfois que cette planète est victime d'un maléfice, expliqua Elias. Que nous sommes en sommeil ou en état de transe, et que "quelque chose" nous impose nos souvenirs, nos visions et nos pensées. Autrement dit nous n'aurions pas d'existence réelle. Nous serions à la merci d'un fantasme.
Un peu lent à venir au début, parfois un peu convenu, mais malgré tout un des romans phare de Philip K. Dick en cela qu'il est très personnel et qu'il peut aisément se relier à d'autres de ses meilleurs romans. Très théologique, à l'instar du reste de la Trilogie Divine, il continue d'orbiter autour de la religion, de la mythologie, et de ses propres réflexions exégétiques, avec une pointe d'humour ici encore qui n'est pas de trop pour contre-balancer le sérieux dont peut souvent faire preuve l'auteur quand il s'agit de sujets très personnels.
« Tu penses que James Joyce était fou, c'est ça ? D'accord ; alors explique-moi comment il peut parler de "parle-bandes", ce qui désigne manifestement des bandes audio, dans un livre qu'il a commencé à écrire en 1922 et qu'il a achevé en 1939, avant qu'il existe des magnétophones ! Tu appelles ça être fou ? Il a aussi parlé d'un récepteur télé - dans un livre commencé quatre ans après la Première Guerre mondiale. Je pense que Joyce était un... » (...) Ça semble impossible que James Joyce ait pu mentionner les "parle-bandes" dans son livre, songea-t-il. Un jour je ferai publier mon article ; je vais prouver que Finnegans Wake est un fonds d'information fondé sur des systèmes mémoriels informatiques qui n'ont existé qu'un siècle après l'époque de Joyce ; que Joyce était branché sur une conscience cosmique où il a puisé l'inspiration pour la totalité de son œuvre. Je serai célèbre à tout jamais.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8

par Mrs.Krobb

L'invasion divine de Philip K. Dick
Littérature américaine (traduction de Alain Dorémieux)
Folio SF, juin 2006
9,40 euros

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