lundi 9 avril 2018

"Looping" - Alexia Stresi

Le moment vient de basculer en séquence de dessin animé. Ma grand-mère a parfois cet effet sur la vie. En tout cas, elle l'a sur moi.

L'histoire est racontée par la petite-fille de Noelie Ongaro, la nonna loufoque qui fait au tout début du livre des loopings dans un avion malgré son âge avancé. Ce serait lui faire insulte que de penser que sa vieillesse la rendrait farouche, après la vie qu'elle a eu. On commence donc par sa propre mère, Camilla, jeune paysanne engrossée par un militaire, qu'on ne reverra que bien après. Nous sommes dans les années 1900, 1910. C'est la guerre. Après le travail aux champs de fleurs, la vie dans une grande ville, le retour à la campagne, puis l'installation dans un palais en Lybie. Là, Noelie rencontre son époux, un aviateur militaire pacifique qui peine à la suivre mais ne lui refuse rien. Ensuite, c'est une succession de départs et de retours, d'ascension et de promotions, d'affirmation pour Noelie et de déclin pour son mari Bruno. Camilla, elle, suit toujours. Arrivent les petits-enfants. Et les petits-petits-enfants.
Leptis Magna avait été grande. Très, même. Elle avait bien sûr voulu le montrer aux caravaniers qui, après de dures semaines dans le désert saharien, y arrivaient exsangues. Las, cette apparition très Las Vegas dans l'idée, et pour l'époque dans l'effet, n'était due qu'à des artistes phéniciens. À personne d'autre. C'était pour devenir encore plus grande que Leptis avait accepté de se rapprocher de Rome et de lui vendre du blé, la meilleure huile d'olive du monde, des dattes, des fauves et, oui, déjà quelques esclaves comme ça se faisait à l'époque, mais alors à prix d'or. On était loin de l'absolue mainmise qui se jouait deux mille ans plus tard, sur un pays à qui non seulement on retirait ses droits, mais dont on essayait aussi de réécrire l'histoire. Vraiment contrariant pour Mussolini. Si ces pseudo-archéologues continuaient de travailler n'importe comment, le Duce ne tarderait pas à le faire rentrer au bercail, et surtout dans les rangs. N'avaient-ils pas compris, ces crétins, qu'ils étaient payés pour obéir à une Grande Idée plutôt qu'à des faits scientifiques ?
Le roman prend place principalement en Italie et en Lybie, alors colonie italienne. On y assiste à des faits réels, on croise des personnages bien connus, souvent détestés, on y voit la folie des hommes, la montée du fascisme, la suprématie blanche, mais surtout, on y voit deux êtres qui passent entre les mailles du filet, rechignant à se satisfaire d'une idéologie monstre, louvoyant entre les règles pour rendre le monde un peu meilleur, à leur échelle. Les pères dans ce livre ne sont jamais très bons, comme les "pères" de la nation à ce moment-là, ou encore absents. Les mères, en revanche, tiennent bon, sont solidaires, sont le ciment de la famille. Elles bossent dur, elles aiment ça parce qu'elles se sentent utiles, elles n'abandonnent jamais. Il y a aussi les pays, les foyers, la nostalgie qui vient après les migrations, la nostalgie pour un temps qui n'est plus, et l'incompréhension face à des paysages qui changent alors d'un coup trop vite, à des gouvernements qui ne font aucun sens.
Car c'étaient les Russes de l'Armée rouge qui avaient « libéré » la Hongrie. Ils y étaient ensuite restés, trouvant sur le terrain une entente possible avec les communistes locaux. Si leur victoire aux élections de 1949 fut écrasante, on peut aussi la trouver relative. Tous les citoyens avaient été obligés de se rendre aux urnes. On menaçait de déporter dans les camps de Sibérie ceux qui rechignaient. Cerise sur le gâteau, il n'y avait eu qu'un seul parti pour lequel voter. Tout alla donc bien.
Un peu comme dans le fameux Le vieux qui voulait fêter son anniversaire, on a donc un personnage très fort, celui de Noelie, jeune femme émancipée, intelligente, courageuse, qui fait fi des règles et s'impose comme une figure incontournable, fréquente les grands, apporte conseil, met un pied dans le monde et s'y ancre fermement. Elle élève les poules, les oiseaux, les chats, puis enfin les enfants et les plus petits encore, leur offrant un monde imaginaire incroyable, ne cessant jamais de les émerveiller, pour les inciter à agir dans le leur afin qu'il brille mieux.
Noelie éprouva des sensations inconnues. Son corps s'ouvrit au ciel. Au-delà de la démonstration de force, elle comprit la leçon. Vu d'avion, un scorpion des sables ne différait pas d'un bouton de fleur. L'importance des choses devenait relative. Les souvenirs qu'on ne pouvait pas partager, les colères passées, tout cela disparaissait quand la vie ne tenait qu'à un écrou. S'il tenait bon, la vie brillait, grandiose. Fissuré, elle s'arrêtait d'un coup. La loi n'était plus celle des hommes. Seule valait celle du plancher et du plafond des nuages, et de ces décisions qui se prennent sans réfléchir, qu'on appelle le destin.
C'est un petit livre, qui se lit très vite, mais qui donne la sensation d'avoir voyagé dans le temps, les lieux, qui donne un impression de densité, de diversité assez rares sur quelques deux cent pages. J'apprécie qu'en dehors de l'histoire des personnages fictifs transparaissent des enjeux primordiaux qui ont façonné le monde, tout en ajoutant une bonne touche d'humour, de fraîcheur, d'optimisme et de bravoure. On s'attache vite à Noelie qui a tendance à éclipser tous les autres par son aura rayonnantes et on se laisse emporter par sa fougue. Un bon moment de lecture.

par Mrs.Krobb

Looping de Alexia Stresi
Littérature française
Le Livre de poche, mars 2018
7,20 euros

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