lundi 21 mai 2018

"Les machines à désir infernales du docteur Hoffman" - Angela Carter

C'était une ville imposante, austère, mais pas désagréable. Le commerce y prospérait. Elle était lourdement, obtusément masculine. Certaines villes sont des femmes qu'il faut aimer ; d'autres, des hommes qui ne veulent qu'être admirés et faire des affaires. Ma ville était un parvenu en pantalon de toile vulgairement affalé dans un fauteuil en cuir, les poches remplies de billets et la panse de nourriture trop grasse. Historiquement, il avait suivi un chemin tortueux pour parvenir à un niveau d'aisance et de suffisance aussi incompréhensible ; il avait démarré sa vie comme négrier, proxénète, trafiquant d'armes, meurtrier et pirate, parmi les gueux et la canaille, la lie exilée d'Europe - et regardez comme il se pavanait !
Une ville en Amérique du Sud, anonyme et ordinaire, se voit soudainement confrontée à un spectacle à la fois surprenant et horrifiant d'hallucinations et d'illusions sensorielles de toute sorte, touchant chaque citoyen•ne sans exception, sauf peut-être Desiderio et le Ministre, deux hommes à la tête bien attachée aux épaules, qui n'ont pas froid aux yeux et qui se font les chevaliers de la raison. Seuls eux deux sont capables de tenir tête au mystérieux docteur Hoffman qui prend plaisir à semer le chaos, la confusion, l'impossible et l'impensable. Commence alors une quête, presque pareille à celle de Don Quichotte, où le héros principal va devoir chasser les moulins à vent, à travers terre et mer, pour retrouver à la fois l'infâme prestidigitateur, mais aussi sa ravissante et ensorcelante fille, Albertina...
Dès la fin de la première année, il n'y avait plus moyen de deviner ce qu'on allait voir en ouvrant les yeux le matin, parce que les rêves des autres envahissaient insidieusement les chambres pendant notre sommeil, et, pourtant, le sommeil semblait être notre dernière intimité car au moins, quand nous dormions, nous savions que nous rêvions, tandis que nos heures de veille, assaillies de fantômes, avaient perdu toute épaisseur et étaient devenues si dépourvues de substance qu'elles ressemblaient à des illusions, ou à des annotations en marge de nos rêves.
Angela Carter fait appel à la mythologie, évoquant autant Prométhée que les centaures, et y mélange en plus les tribus "exotiques" telles que les indiens descendants des oiseaux ou les cannibales africains, les "bêtes de foires", les pirates, tout autant d'exemples d'humains et non-humains, marquant les frontières distinctes qui séparent chacun, formant une fresque variée, presque inconcevable, repoussant les limites de l'acquis, des préjugés et des cultures.
Ses principes fondamentaux étaient les suivants : tout ce qu'il est possible d'imaginer peut exister. Une vaste encyclopédie de références mythologiques soutenait cette hypothèse initiale - des chamans d'Océanie qui débitaient des blocs de bois bien ordonnés sans l'intervention d'aucun hache ; des poètes de l'Irlande médiévale dont les odes languissantes accablaient de furoncles les ennemis de leur roi ; et ainsi de suite. Très tôt au cours de ses études, Hoffman avait quitté le royaume de la science pure et ressuscité toutes sortes de pseudo-sciences antiques, alchimie, géomancie, en même temps qu'il menait des recherches empiriques sur les essences dont les Chinois affirmaient jadis qu'elles créaient des phénomènes grâce à l'interaction des aspects élémentaires du masculin et du féminin. Et puis il y avait la notion de passion.
Le langage est donc un des piliers principaux du roman, rendant la compréhension des personnages encore plus complexe, densifiant les frontières, et pourtant chaque langage apprivoisé est beau comme le chant d'un oiseau, majestueux comme les saintes écritures, tragique et sommaire. Le langage, les signes, les symboles sont triturés, mais l'écriture de l'auteure est simplement impeccable. Elle est riche, visuelle, intense, chaque mot semblant être choisi avec soin pour rendre ce spectacle presque palpable, pour mieux inviter à s'y plonger corps et âme, esprit et chair. En trois centaine de pages, c'est l'impression d'avoir vécu plein de vies, lu plusieurs livres différents, exploré les différentes facettes de la réalité, des peurs et des désirs. Un cirque à l'esthétique intrigante, dévergondée, déjantée et hallucinée dans lequel on ressent vertige, curiosité, fascination, dégoût et petite mort.
Après cela, en effet, ils se démembraient entièrement. Mains, pieds, avant-bras, cuisses et pour finir torses se déboîtaient en un multi-homme schématique dont les parties appartenaient à tous. Par moments, ces éléments de jonglage composaient une image ressemblant à Guanyin aux mille bras, qui fait face aux quatre points cardinaux, et dont les membres et les attributs multipliés étaient associés en Chine ancienne à la vivacité d'action et à la vigueur infinie ; mais cette image arabe était en mouvement perpétuel, synthèse virtuelle des courbes et des surfaces que suit tout corps animé, toutes survenant d'un coup. Et puis, la pièce de résistance : ils se mettaient à jongler avec leurs propres yeux. Les têtes, les bras, les jambes et les nombrils disséqués commençaient à jongler avec les dix-huit yeux grands ouverts. 
Ce qui rend le tout plus supportable qu'il ne devrait l'être - car c'est bien une véritable image de l'enfer, des tréfonds de l'inconscient et des vices, des fantasmes sensés restés inassouvis, des plaies purulentes de l'esprit -, c'est ce sentiment d'étrangeté, d'impossible, d'irréel, de surnaturel, comme les hallucinations induites au début du livre, et l'attitude de résilience et la capacité d'adaptation à toute circonstance des personnages, du personnage qui s'enfonce de plus en plus dans un marais pestilentiel d'analogies, de métaphores, d'aphorismes et de possibilités, à la fois merveilleuses et monstrueuses, autant exotiques qu'ignobles. Comme dans un trip d'acide, on passe de la joie extatique à la peur terrible, débordant à la fois d'un sentiment de vie pleinement effleuré, exploré, à la sentence de mort, aux ombres et au chaos, tout en dansant en ronde avec le réel et l'irréel, qui fusionnent pour offrir une meilleure vision des possibles.
« D'abord viendra le Temps Nébuleux, une période de mutabilité absolue où seuls les reflets des rayons et les trajectoires brisées d'une source entièrement hypothétique de lumière révèlent par intermittence une surface continuellement mouvante, comme la surface de l'eau, mais une eau qui n'est qu'une peau réfléchissante, sans profondeur ni volume. Mais ne perds jamais de vue que la philosophie du docteur est moins transcendantale qu'accidentelle. Elle exploite tous les accidents qui rident les surfaces sans profondeur du monde sensuel, tu comprends ? Quand le monde sensuel aura capitulé sans condition devant la mutabilité et la discontinuité, l'homme sera libéré pour toujours de la tyrannie d'un présent unique. Et nous vivrons dans autant de couches de conscience que possible, toutes en même temps. Dès que le docteur nous aura libérés, je veux dire. Et pas avant. »
Pour donner un point de comparaison, d'accroche, à ce roman à la fois burlesque, traumatisant, épique et métaphysique, l'éditeur cite Aleister Crowley et Lewis Caroll ; je rajouterai personnellement que ce livre m'a évoqué également Tom Robbins avec Une bien étrange attraction ou encore Féroces infirmes retour des pays chauds, Will Self avec No Smoking, John Herdman avec La Confession, mais aussi l'Imaginarium du docteur Parnassus, puis David Cronenberg pour le côté dingue, absolument improbable et anxiogène, sans oublier un petit air de William Burroughs par moment, sale et dérangé, voire même un peu de Chuck Palahniuk, et bien sûr pas mal de Sade ici et là. Et surtout, un clin d'oeil appuyé à ce cher Albert Hofmann, chimiste de renom et saint patron des états modifiés de conscience.
« Je suis l'homme salamandre du zodiaque
parce que la chair est une constellation de flammes
et je suis la chair universelle
je suis une plume oxyacétylénique
qui griffonne sur toute la face du ciel
dans ma rage incendiaire
des constellations fragmentaires de novae charnelles.
Je suis l'annihilation opiniâtre du moment orgiaque, mesdames. »

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12

par Mrs.Krobb

Les machines à désir infernales du docteur Hoffman de Angela Carter
Littérature anglaise (traduction par Maxime Berrée)
Barnum, mars 2018
9,90 euros

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire