Qu’est-ce qui pousse à écrire (à écrire, entre autres, de la poésie) ?
Premièrement l’expérience que la vie non écrite (non
symbolisée personnellement), la vie soumise au parler faux, est une vie
misérable et qu’il faut bien répondre, par un certain geste sur la
langue, à la honte d’être sans parole et assujetti.
Deuxièmement le constat que la langue de tous n’est
celle de personne et qu’il y a donc, comme je le disais, à se « trouver
une langue » pour verbaliser l’expérience que nous faisons intimement du
monde.
Troisièmement ce paradoxe : la langue, qui nous fait
hommes, nous délivre du monde au moment même où elle prétend nous le
livrer ; il y a donc d’un côté à pousser à bout ce geste d’arrachement
au naturel (c’est ce qu’accomplit la Dichtung : la condensation
rhétorique et son vœu d’hermétisme), de l’autre à assumer le désir d’une
alliance nouvelle avec le monde (par l’échange des métaphores,
« correspondances », écholalies harmoniques) ; la poésie (pour cela
inéluctable) est le lieu névralgique d’exposition et de traitement de
cette contradiction qui structure le parlant.
Quatrièmement la sensation que ni le bloc atone de prose
(le continuum de pensée ou de récit) ni le métronome mélodique moulé
(la « prosodie ») ne rendent raison de la sensation que nous avons du
discontinu des choses et de l’in-signifiance du présent ; qu’il faut
donc trouver une forme (un schème rythmique sans règle a priori, une
occurrence artificiellement découpée du « sens ») pour que le
sismogramme de cette sensation fasse effet de vérité.
Tant qu’il y aura ça, au moins ça (c’est-à-dire tant
qu’il y aura du parlant, de l’humain, de l’humain inquiet), il y aura
une exigence de « poésie ». Et d’abord bien sûr contre la poésie, dans
le meurtre de la poésie, dans la poésie comme mise en cause de la
poésie.
Et
dans des formes bien évidemment imprévisibles. Dans des formes qui ne
seront jamais que des trous d’indéfinition dans les formes sues, les
images fixées, les codes appris, les objets labellisés « littéraires ».
des formes qui seront en difficulté et rupture parce qu’elles décideront
justement d’une impossibilité de clore, de conclure, de faire « œuvre
». des formes qui mettront chaque fois la littérature en crise. Des
formes qui seront quelque chose comme le nom de cette inquiétude qui
pousse à ne pas se contenter de l’expérience du monde telle que la fixe
la langue que nous parlons ensemble mais à re-présenter et à piéger
cette représentation – à la refaire.
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