Extrait de "Jambes fluettes, etc" de Tom Robbins

- Premier voile -

Le voile n’avait pas touché le sol depuis bien longtemps quand Ellen Cherry commença à… eh bien, recevoir des idées. Sans préambule, spontanément, des choses lui vinrent à l’esprit, des pensées pénétrèrent son cerveau, pourrait-on dire, mais celles-ci étaient à la fois plus vives et plus structurées que les pensées qu’elle avait habituellement, et elles étaient riches d’informations qu’elle n’a en fait jamais eu conscience de posséder. C’était comme si ces pensées étaient celles de quelqu’un d’autre, transmises par rayons à son cerveau où elles s’implantaient instantanément et devenaient siennes.
Il lui apparut ainsi que la Terre était un globe sexuel. Unique, dans un système solaire de rochers, de boules de neige et de poches de gaz inertes, la Terre était un théâtre, une scène tournante sur laquelle une fine écume verte de vie organique jouait d’innombrables pièces permanentes dont le contenu, qu’il fût explicite ou allusif, était presque exclusivement sexuel. Dans cette épopée de la biosphère, les acteurs étaient soit des Paquets de Semence, soit des Cartons d’Oeufs (quelques-uns d’entre eux, possédant des talents variés, comme l’amibe, étaient capables de jouer les deux rôles, mais c’était un art en voie d’extinction), et les décors, les accessoires et les costumes étaient conçus pour stimuler ou faciliter la rencontre du héros-semence et de l’héroïne-oeuf. Les couleurs, les odeurs et les sons des créatures organiques s’étaient développées en tant qu’attracteurs sexuels, et avaient été créés pour que des milliards d’intrigues amoureuses continuent à évoluer vers des milliards de fins plus ou moins heureuses. De récentes études sur les modèles de comportement des molécules collantes ont montré que même au niveau atomique, des tentatives de séduction complexes et rusées ont lieu en permanence : le rejet, par exemple, ça existe bel et bien chez les molécules, de même, vraisemblablement, que les peines de coeur. Dans le cadre d’une durée de vie importante, on pouvait dire que les organismes inactifs sur le plan sexuel - qu’il s’agisse de plantes, d’animaux, de molécules ou d’êtres humains - constituaient des aberrations, des marginaux bizarres ou pathologiques, en rupture avec l’harmonie de la vie.
Malgré un comportement mâle souvent ostentatoire qui tendrait à indiquer le contraire, le drame sexuel (peut-être s’agit-il d’un mélodrame, ou d’une farce) a été, au cours de l’histoire, surtout mis en scène par l’élément féminin. C’est particulièrement vrai pour l’espèce humaine, dans laquelle le mâle n’a pas reculé devant des procédés ridicules et souvent violents pour compenser ce qui est apparu aux hommes les moins sûrs d’eux comme un statut sexuel inférieur. Un de ces procédés a été l’établissement d’une religion patriarcale et la désignation d’une figure paternelle comme producteur du spectacle, bien que, dès l’origine, l’interprète cosmogonique principal eût été féminin. Envieux et anxieux, ces hommes ont non seulement viré la Grande Déesse (qui approuvait toutes les formes d’expression sexuelle, y compris celles que l’on devait, à l’époque moderne, cataloguer de « licencieuses » et « pornographiques »), mais ils ont aussi passé des milliers d’années et dépensé des milliards de dollars à essayer de dissimuler son existence.
Et après la chute du premier voile de Salomé, cette pensée vint à l’esprit d’Ellen Cherry : à chaque fois que la société a donné à penser qu’elle redécouvrait la Déesse, qu’elle retournait à des systèmes de valeurs plus féminins, le psychisme conditionné par le patriarcat a engendré des maladies, au sens littéral terme, telles la syphilis au XIXème siècle, lors de l’apparition d’un romantisme passionné, et, dans le sillage de la révolution sexuelle des années 1960, le SIDA. Ces maladies n’étaient pas la conséquence d’une licence sexuelle, mais de la peur, inspirée par cette licence, de l’incapacité de notre ADN conservateur à s’adapter à l’hédonisme ; et elles ont été aggravées par le sentiment de culpabilité engendré par la suppression de la Grande Mère et le refus de la sensualité avec laquelle elle soulignait si souvent sa coexistence avec le vide. Mais en fin de compte, le SIDA suivrait son cours tragique jusqu’à son terme, et en fin de compte, toutes les variantes du théâtre sexuel reviendraient sur le devant de la scène, car, que cela vous plaise ou non, messieurs, c’était ainsi qu’allait le monde de la déesse.


- Deuxième voile -

Presque instantanément, Ellen Cherry reçut une autre transmission intellectuelle. « Les êtres humains n’exercent aucune domination sur les plantes et les animaux. » La marguerite dans le champ, l’anchois dans la baie, possédaient une identité aussi forte que la sienne et occupaient une position dans l’existence qui n’était en rien inférieure à la sienne. Perturber la vie quotidienne des arbres et des bêtes, ôter la vie aux arbres et aux bêtes (sauf lorsque cela s’avérait nécessaire pour satisfaire des besoins essentiels tels que s’abriter et se nourrir), provoquer l’extinction d’espèces entières d’arbres et de bêtes relevait de l’arrogance et du sacrilège, et c’était en fin de compte comme balancer un boomerang suffisamment tranchant pour que cela revienne à se suicider.
Les plantes et les animaux - et peut-être même les minéraux et les objets inanimés - étaient nos associés. Et de plus, c’étaient eux, les associés principaux, pas nous, en raison de leur expérience et de leur perfection. L’humanité avait beaucoup à apprendre des plantes, en particulier des vignes et des champignons psychotropes; en fait, si l’humanité espérait évoluer suffisamment vite pour ne pas se laisser distancer sur le plan philosophique par ses propres avancées technologiques, il se pourrait bien que les visions immédiates et post-verbales suscitées par les végétaux psychotropes soient notre seule voie de salut. En tout cas, toute civilisation possédant des chances légitimes de survie se devait de prendre en considération le bien-être et les souhaits des non-humaines, bien que le problème ne fût pas seulement d’ordre pragmatique, mais aussi moral et esthétique. L’humanité était une fonction de la nature. Elle ne pouvait donc pas vivre séparée de la nature, à moins de se lancer dans une mascarade aveugle. Elle ne pouvait pas vivre en opposition avec la nature, à moins de commettre un crime schizophrène. Et elle ne pouvait pas refuser de voir les merveilles de la nature sans se transformer en quelque chose de trop monstrueux pour qu’on puisse l’aimer.


- Troisième voile -

Tout d’un coup, sans raison particulière dont elle eût conscience, elle comprit combien était vaine la recherche de solutions politiques aux problèmes de l’humanité, tout simplement parce que ces problèmes n’étaient pas d’ordre politique. Bien entendu, il existait des problèmes politiques, mais ils étaient complètement secondaires. Les problèmes principaux étaient philosophiques, et tant qu’ils ne seraient pas résolus, se poseraient des problèmes politiques auxquels il faudrait sans cesse trouver des solutions. L’expression « cercle vicieux » avait été inventée pour décrire l’efficacité éphémère de presque toute activité politique.
Car l’activisme politique et éthique ne manquait pas d’attrait dans la mesure où il semblait nous laisser croire qu’on pouvait améliorer la société, rendre la vie meilleure, sans se donner la peine individuellement de modifier la façon dont on percevait les choses, ni de transformer notre personnalité. Car la politique réactionnaire sans scrupule ne manquait pas d’attrait dans la mesure où elle semblait protéger notre portefeuille et légitimer notre avidité. Mais dans un camp comme dans l’autre, on voyait le monde à travers un voile d’illusion.
Le grain de sable dans le mécanisme de l’évolution des primates vers le progrès a été la tendance de la horde desdits primates à prendre ses dirigeants politiques (ses mâles dominants) trop au sérieux. Utile à la horde seulement lorsqu’elle était directement menacée par des prédateurs, le mâle dominant (le chef politique) était presque essentiellement guidé par l’intérêt et il se montrait, par nature, plus préoccupé de contrôle que de liberté. Au-delà de cette façon qu’il avait de se frapper la poitrine et de montrer les crocs, le mâle dominant était risible et il était tout à fait possible de le remettre à sa place (celle-ci étant celle d’un mal nécessaire) en le ridiculisant et en faisant preuve d’irrévérence à son égard. Par exemple, quand Hitler a commencé à déblatérer dans les brasseries munichoises, si ceux qui étaient là simplement pour boire un verre de bière l’avaient pris plus à la légère et, au lieu d’adhérer à son numéro, s’étaient mis à ricaner, à le huer et à le bombarder de peaux de saucisses, peut-être qu’on aurait pu éviter l’Holocauste.
Evidemment, tant qu’il y aurait des moutons crédules, il y aurait des meneurs pour les exploiter. Et il y aurait des moutons crédules tant que l’humanité n’aurait pas atteint ce palier philosophique qui lui permettrait de prendre conscience que sa grande mission dans la vie n’avait rien à voir avec une lutte quelconque entre classes, races, nations ou idéologies, mais relevait plutôt d’une quête personnelle visant à développer l’âme, affranchir l’esprit et éclairer le cerveau. Sur le chemin de cette quête, la politique n’était qu’une barricade édifiée par des babouins braillards.


- Interlude -

Elle avait maintenant l’impression d’avoir acquis des connaissances dans plusieurs secteurs de première importance, de les avoir acquises soudainement, sans effort, de les avoir acquises - et c’était là ce qu’il y avait de plus étrange - au cours des 80 minutes qu’elle avait passées à regarder Salomé danser. Disons, c’était comme si une pellicule quelconque se décollait de ses cornées et qu’elle voyait des choses pour lesquelles son jeu visuel ne l’avait pas vraiment préparée.


- Quatrième voile - 

C’est alors qu’Ellen Cherry comprit que la religion n’était pas la bonne réponse à l’esprit du Divin. La religion est une tentative pour figer le Divin. Le Divin était un flux permanent, une forme changeante et sans cesse en mouvement. C’était sa nature. Il était absolu, effectivement : absolument mobile. Absolument impersonnel. Par certains aspects, il était dieu ou déesse, mais en fin de compte, il n’était pas plus mâle ou femelle qu’il était étoile ou tournevis. Il était la somme de toutes ces choses, mais une somme qui jamais ne pouvait être mise noir sur blanc. Le Divin était au-delà de toute description, au-delà de toute connaissance, au-delà de toute compréhension. Pour s’approcher le plus d’une sorte de définition, on aurait pu dire que le Divin, c’était la Création divisée par la Destruction. Mais les âmes chétives, les esprits médiocres ne pouvaient se satisfaire de cela. Il fallait mettre un visage sur le Divin. Ils allaient même jusqu’à lui attribuer de mesquines émotions humaines, telles que la colère, la jalousie, entre autres, ne prenant pas le temps de réfléchir et de se rendre compte que si Dieu était un être, même un être suprême, il serait mort d’ennui devant nos prières depuis déjà bien longtemps. Le Divin était expansif, la religion était réductrice. La religion tentait de réduire le Divin à une quantité connaissable avec laquelle il serait possible pour les mortels de négocier de façon pratique, que l’on pourrait cataloguer une bonne fois pour toutes, de manière à ne plus jamais avoir à la réévaluer. Avec nos phrases toutes faites en guise de marteaux et notre dogme en guise de pointes, nous avons crucifié à l’envi, essayant de clouer sur nos autels fixes la lumière nomade du monde.
Ainsi, puisqu’elle constitue un faux témoignage sur ce qu’est le Divin, la religion n’est rien d’autre qu’un blasphème. Et après avoir conclu avec la politique une alliance contre nature, elle est devenue la force la plus dangereuse et la plus répressive que le monde ait jamais connue.
Oui ! Je le vois bien maintenant, se dit Ellen Cherry. L’éducation religieuse que j’ai reçue dans ma jeunesse était une forme de maltraitance. Fonder une religion n’est que la version élaborée de cette pratique qui consiste à lancer des pièces dans un puits ou à cracher du haut d’un pont en faisant un voeu, pensa Ellen Cherry. J’imagine que les gens ont un besoin inné superstitieux qui les pousse à remplir un vide.


- Cinquième voile -

Avec la chute de cette écharpe, s’évanouirent les derniers vestiges de toute illusion qu’on aurait pu garder sur l’argent. A chaque fois qu’un Etat ou un individu invoquait des « moyens insuffisants » comme excuse pour avoir négligé telle ou telle chose de première importance, il indiquait à quel point la lentille abstraite de la richesse avait déformé la réalité. Pendant les périodes de prétendues crises économiques, par exemple, des pays ont souffert d’un manque de toutes sortes de marchandises essentielles, et pourtant, des enquêtes ont presque toujours révélé que ces marchandises existaient en abondance. Il y avait une abondance de charbon dans le sol, de céréales dans les champs, de laine sur les moutons. Ce qui manquait, ce n’étaient pas les biens matériels, mais une unité de mesure abstraite appelée « argent ». Cela faisait penser à une femme gourmande mourant de faim, se plaignant qu’elle ne pouvait pas faire de gâteau sous prétexte qu’elle ne disposait pas de grammes. Elle avait du beurre, de la farine, des oeufs, du lait et du sucre, simplement elle n’avait pas de grammes, ni de pincées, ni de décilitres. Voilà l’héritage loufoque que nous laissait l’argent : l’arithmétique qui servait à mesurer les choses avait finalement plus de valeur que les choses elles-mêmes.
Puis, s’en suivit un peu de sagesse plutôt traditionnelle dans le genre « il est plus facile pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille que pour un homme riche d’entrer dans le royaume de Dieu » (si l’on considérait que l’argent était souvent un morceau de papier représentant un ego enflé et rigide, et que, par ailleurs, ce royaume était un état d’abandon où l’ego s’effaçait, on voyait bien où Jésus voulait en venir).


- Sixième voile -

Les révélations commençaient à se chevaucher. Ellen Cherry était en train de penser qu’aucune somme d’argent ne pouvait acheter la sécurité, et même si c’était possible, ce serait une mauvaise affaire, quel que soit le prix, car la sécurité n’était qu’une forme de paralysie, tout comme la satisfaction n’était qu’une forme de mort ; elle pensait à ce genre de choses quand le sixième voile s’envola de seins de Salomé, des seins attirant les lèvres autant que le regard, et brusquement, son esprit fut rempli de notion de temps, d’histoire et d’une vie dans l’au-delà. Elle comprit que le passé était une invention récente, que les gens sacrifiaient le présent à un futur qui en fait ne venait jamais vraiment, que ceux qui rattachaient tous leurs rêves à une autre vie dans l’au-delà n’avaient déjà pas de vie sur terre et on se demandait comment ils pourraient bien en avoir une autre ailleurs ; elle comprit que le temps était une prairie et non pas une autoroute ; que l’âme était un restaurant ouvert toute la nuit et non pas un musée ou une église ; et que sur n’importe quel plan imaginable, croire en un au-delà était nuisible pour la santé.


- Septième voile -

Lorsque le septième voile s’envola du visage de Salomé, ce fut comme si la jeune fille avait ouvert la bouche et avait laissé échapper dans une sorte de rot un papillon de la taille d’un oiseau. La première pensée d’Ellen Cherry fut : comme elle est belle ! Sa deuxième pensée fut : chacun doit se débrouiller et trouver la réponse tout seul. Oui, c’était exactement cela. L’Etat ne le faisait pas pour vous, quel que soit le montant des cotisations que vous aviez versées à la Sécurité sociale, ou le nombre de voix que votre comité d’action politique avait pu acheter. Vous ne pouviez pas l’apprendre à l’université ; le plus souvent, les universités préféraient ignorer ce genre de chose. A l’inverse, toutes les églises se mettaient en quatre pour vous épargner la peine d’y penser ; chacune d’elles vous fournissait une réponse tout aussi claire, nette et catégorique que votre horoscope dans le journal - et, malheureusement, tout aussi inutile, parce qu’elle était tout aussi générique et spéculative. Dans la mesure où la littérature, la peinture et la musique étaient sources d’inspiration, les grandes oeuvres s’avéraient utiles ; la nature aussi, voire plus encore. De précieux indices provenaient en permanence de la bouche de philosophes, de maîtres spirituels, de gourous, de chamans, de jeunes bohémiennes artistes de cirque, et de vagabonds divaguant dans les rues. Mais ce n’était que cela : des indices. Aucun saint homme autoproclamé ne pourrait faire le boulot pour vous, et ceux qui étaient vraiment sains vous le diraient. Vous ne pouviez pas non plus compter sur quelque entité désincarnée mais bavarde, invoquée dans l’au-delà. (Souvenez-vous, les morts se moquent bien de nous.) Et c’était quelque chose que vous ne pouviez même pas apprendre sur les genoux de votre maman.
L’illusion du septième voile était celle qui vous laissait croire que vous pouviez trouver quelqu’un qui le ferait pour vous. Qui penserait à votre place. Qui porterait votre croix. Le prêtre, le rabbin, l’imam, le swami, le romancier philosophe étaient, au mieux, les agents de la circulation. Ils pouvaient vous aider à franchir un carrefour encombré, mais ils ne vous suivraient pas jusque chez vous et ils ne gareraient pas votre voiture pour vous.
Y avait-il pour un humain, leçon plus dure à apprendre, paradoxe plus difficile à accepter ? Alors que les grandes émotions et les grandes vérités étaient universelles, alors que l’esprit de l’humanité était, en fin de compte, un seul esprit, il n’en était pas moins vrai que chaque individu devait établir sa propre relation spéciale, personnelle, particulière, unique, directe, en seul à seul et de manière concrète, avec la réalité, avec l’univers, avec le Divin. Peut-être que c’était compliqué, peut-être que c’était chiant et, surtout, peut-être que ça nous faisait nous sentir seul - mais c’était comme ça et pas autrement.
C’était à la fois différent et identique pour chacun de nous, et donc, chacun devait assumer le contrôle de sa propre vie, définir sa propre mort et élaborer son propre salut. Et quand vous auriez terminé, inutile d’appeler le Messie. C’était lui qui vous appellerait.

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